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7 YEARS LATER - Margo&Sana

@ Sanae M. Kimura

Sanae M. Kimura
Jean Premium
Messages : 3
Date d'inscription : 18/03/2023
#
Mar 30 Jan - 21:55
10 Mai 2023 — Waldorf Astoria, Los Angeles




Elle ouvrit les yeux et reprit pieds avec la pièce qui l’entourait.
La suite du Waldorf Astoria lui apparut telle qu’elle était depuis deux jours, mais elle la redécouvrit avec la même impassibilité qu’au premier coup d’oeil. Pourtant, elle était familière : Sanae prenait toujours la même lorsqu’elle venait ici, celle donnant sur une vue imprenable de Beverly Hills. Elle était bien trop vaste pour elle seule, après tout la sorcière n’avait nul besoin d’un dressing, d’un lit double king size, d’une sitting-room où prendre le thé avec de la compagnie, et d’une immense salle de bains avec deux vasques et une baignoire ; c’était tout juste si elle allait dans chaque pièce, restant obstinément assise dans le premier fauteuil venu, immobile pendant des heures, les yeux clos sur le présent tandis qu’elle l’explorait par d’autres esprits. Mais enfin, c’était devenu une habitude et elle aimait le balcon avec sa magnifique vue. Elle aimait plus encore la décoration simple, bien que luxueuse, qui n’était constituée que de quelques tableaux d’art contemporain, d’un ou deux vases, et de jolis tapis couleur taupe. Tout était dans les tons beiges, dans des matières soit douces, soit lisses. Ce n’était pour elle que des lignes agencées les unes avec les autres, des couleurs qui allaient bien ensemble sans jamais surprendre l’oeil, des odeurs sans personnalité. Rien de singulier. Rien qui lui appartenait à elle, ou qui lui rappelait sa propre identité.

Elle avait compris, avec les années, pourquoi son père se plaisait à aller d’hôtel en hôtel : dans le confort d’une chambre impersonnelle, l’esprit ne pouvait s’accrocher à rien, ni d’agréable ou de désagréable, n’associait aucun souvenir, ou ne s’égarait en lui-même. Elle trouvait du repos dans ce décor qui ne peignait rien de sa vie, qui était seulement un paysage ne soulevant aucun sentiment en elle. Il ne pouvait pas la distraire. Mais il ne facilitait pas non plus ses retours en elle-même. Parfois, elle se sentait anesthésiée, dépossédée de ses propres sensations et de ses propres sentiments au profit de ceux qu’elle visitait, comme si leurs esprits remplaçait le sien un peu trop longtemps et qu’elle ne se retrouvait plus ensuite. Il lui fallait quelques minutes, parfois plus, pour se sentir elle-même et retrouver son corps.

Elle se leva en silence, faisant quelques pas un peu chancelants dans la pièce. Son esprit s’était étendu plus loin, pour recevoir le signal qu’elle attendait. Et quand elle l’eût enfin, la peur se mêla à l’excitation. Il n’y avait pas meilleur moyen de se reconnecter à ses sensations que le chavirement de son propre coeur et la soudaine embardée d’adrénaline coursant ses veines. Là, Sanae se sentait en pleine possession d’elle-même… mais presque à regret. Elle aurait préféré ne rien ressentir, ne rien anticiper, car déjà son ventre se nouait.

Sur le canapé faisant face à la table basse, une valise débordait de vêtements, de livres, de fioles multicolores, et d’un tas de dossiers bleus et verts. Plusieurs vestes, robes et costumes s’étalaient sur les dossiers des fauteuils. D’un geste de la main, Sanae fit tout rentrer dans la valise en un ensemble parfaitement plié et rangé jusqu’à ce qu’il ne demeure rien de ses effets personnels dans la suite. Elle réduisit ses bagages à de minuscules objets qu’elle pouvait mettre dans sa poche, mais il demeurait une petite valise vide près de l’entrée qui n’existait que pour ne pas attirer l’attention — il aurait paru étrange d’arriver et de partir les mains vides d’un hôtel. Peut-être était-ce sa paranoïa, mais Sanae refusait de trimballer ouvertement ses affaires personnelles et des dossiers sensibles. Mieux valait avoir un leurre si toutefois quelqu’un voulait s’emparer de sa valise. Ses véritables bagages, eux, demeureraient dans la poche intérieure de sa veste, là où il faudrait lui arracher la vie avant de les lui prendre.

Elle regarda une dernière fois tout autour, et à part ses chaussures à talons, jetées là sur le tapis, il n’y avait plus rien d’elle ici. Étrangement, elle se dit que c’était le cas de Londres. Cette ville n’avait plus rien à lui offrir, et la Garde anglaise non plus. Cela faisait longtemps qu’elle aurait du partir, mais elle n’avait pas eu le coeur de le faire. Aujourd’hui, avec Logan bien occupé à Poudlard et le gouvernement protégé, son réseau d’informateurs s’encroûtait dans le confort et dans la tranquillité d’une vie normale. Il était temps d’aller là où on avait besoin d’elle. Et c’était la raison de sa venue.

Sanae remit ses chaussures à talons et jeta quelques billets moldus sur la table basse de la suite, avant d’enfiler sa veste et de sortir, sa fausse valise à la main. Beverly Hills était loin du lieu de rendez-vous et elle aurait pu trouver un endroit moins connu pour séjourner, mais elle connaissait les hôtels luxueux depuis petite et elle savait que c’était typiquement le genre de lieu où les employés savaient comment traiter avec discrétion, et où les gens du commun n’allaient jamais et étaient tout de suite repérés ; les sangs-purs trouvaient tant rabaissant d’échanger de l’argent sorcier contre de l’argent moldu qu’ils ne fréquentaient pas ce genre d’hôtel, même avec leur fortune, ce qui était un avantage conséquent. Ici, elle était sûre que le luxe de l’établissement freinerait les espions éventuels, et que les chances de croiser quelqu’un qu’elle connaissait étaient proches de zéro. Bien sûr, elle aurait pu rester chez Kezabel, près de la plage, et passer du temps avec sa nièce mais l’idée de les mettre en danger l’inquiétait et elle n’aimait pas qu’on puisse les relier trop facilement. Aussi, sa soeur n’était pas au courant de son récent transfert.

Depuis quelques années, et avec l’expérience de la guerre, Sanae se gardait de divulguer les projets et les changements qui rythmaient sa vie ; mieux valait rester imprévisible, même pour ses proches, afin que nul ne puisse prévoir aucun mouvement de sa part. Cela lui valait quelques reproches mais ils étaient moindres face à la prudence. En tout cas, elle se le répétait.

Une fois dans l’ascenseur, la sorcière fixa le reflet que lui renvoyait les miroirs des parois. Elle n’avait rien laissé au hasard, sa tenue étant à la fois décontractée et très formelle, ce qui la résumait plutôt bien : un pantalon de costume retombait, un peu large, sur ses longues jambes, et remontait haut sur sa taille fine ; un haut moulant, du même noir, laissait entrevoir un peu de son ventre ; et puis, fine et élégante, une veste de costume donnait à ses épaules plus d’envergure et descendait jusqu’à ses fesses. Elle avait laissé ses cheveux retomber librement sur ses épaules mais elle se demanda s’il n’aurait pas mieux fallut qu’elle les attache. Une main dans la poche, l’autre agrippée à sa valise, Sanae grimaça. C’est ridicule, se dit-elle. Qui essaies-tu d’impressionner?

Les portes s’ouvrirent et cette pensée fut relayée en arrière plan. Le visage impassible, les traits fermés, Sanae traversa le hall de l’hôtel jusqu’à la réception. Malgré son apparente froideur, le Maître d’Hôtel l’accueillit avec le sourire.
“Mrs Sakamuto, la salua-t-il. Nous aurions pu nous charger de votre bagage…
— Pas besoin, dit-elle simplement en glissant sa carte de crédit sur le comptoir. En revanche, j’aimerais un taxi pour m’emmener dans le centre ville le plus rapidement possible.
— Bien entendu.”
Une fois la chambre réglée, Sanae attendit quelques minutes dans le hall. Le plafond présentait des moulures sublimes et des lustres étincelants, mais son regard fut irrémédiablement attiré par les lumières tamisées du bar lounge qu’elle apercevait sur sa droite. Elle ne pouvait empêcher le pincement qu’elle ressentait à chaque fois qu’elle posait ses yeux sur l’étalage de bouteilles colorées : voilà maintenant quatre ans qu’elle avait complètement arrêté de boire. Quatre ans depuis son dernier verre, en une froide matinée d’hiver à contempler ce que ses démons osaient lui enlever. Ca lui paraissait tout près, et si loin à la fois…
“Votre taxi est devant, Mrs Sakamuto. Nous vous remercions pour votre patience, et vous souhaitons une agréable journée. L’Hôtel Waldorf Astoria était heureux de vous accueillir, fit le Maître d’Hôtel avec un sourire trop entraîné pour être sincère.
— Merci à vous.”
Son esprit glissa par réflexe dans celui de l’homme, légèrement courbé en avant, qui ne cessait de la regarder avec une amabilité feinte. Elle se vit alors à travers ses yeux, et lut la gêne qu’il ressentait sous ses prunelles sombres. Il était fatigué, avait trop travaillé la veille, et pensait déjà à toutes les tâches qu’il devait accomplir après celle-ci. C’était l’esprit d’un homme occupé, plein de listes de choses à faire, et où Sanae sentait la puanteur du stress et la lourdeur des responsabilités. Elle sortit quelques billets de sa poche intérieure et lui tendit, sans lui sourire. Il eut une hésitation. Tiens donc! J’aurais pas cru, pensa-t-il avec surprise. Il n’avait pas imaginé qu’une cliente aussi peu sympathique soit aussi généreuse, mais il avait vu tant de choses dans son métier que la surprise fut de courte durée et fit place à la résignation. C’est pour contrer leur culpabilité, se dit-il. Cette pensée fit tiquer la sorcière et elle se retira. Le Maître d’Hôtel n’avait remarqué ni sa présence, ni son absence dans son esprit ; pourquoi l’aurait-il fait? Là où la brise et le souffle se font remarquer malgré leur douceur, Sanae n’était rien de plus que de l’air dans une pièce. L’air que chacun respirait sans le sentir, partout mais invisible.

Elle se détourna du moldu et ses talons claquèrent sur le sol de marbre. Dehors, son taxi l’attendait.



***




La sorcière avait reçu le signal comportant le lieu précis du rendez-vous, le Hammer Museum, sur Wilshire Boulevard, mais elle n’indiqua que la rue au chauffeur de taxi pour rester vague. La majorité du temps, toutes ces précautions étaient inutiles ; ses collègues anglais n’avaient plus autant besoin de rester sur leurs gardes depuis la victoire de leur camp et ces réflexes s’étaient perdus depuis la fin de la guerre. Pourtant, Sanae n’avait jamais cessé d’être prudente. Elle avait trop gardé les stigmates et les traumatismes des combats pour savoir comment se détendre ; peut-être avait-elle même oublié à quoi ressemblait la sérénité, ou ne l’avait-elle jamais vraiment connue… En plus d’une épaule bousillée dans la dernière bataille contre les sangs-purs, Sanae avait gardé une vigilance accrue et la tenace impression d’être toujours au bord de la catastrophe. Chaque jour, elle frôlait le gouffre et y contemplait sa chute. Elle préférait alors rester en mouvement, comme une toupie qui ne s’arrête jamais de peur de tomber.

Quelques mois en arrière, revenant de nombreux voyages, elle s’était reposée dans sa petite maison écossaise au bord d’un lac. Parfois, il n’y avait pas un bruit, pas un seul souffle de vent assez fort pour rider la surface de l’eau et elle sentait alors son esprit vrombir, se gorger de pensées nauséeuses, jusqu’à menacer d’imploser. C’était à ces moments-là qu’elle aimait se rappeler la fureur des batailles et le sentiment de servir un but plus grand que soi. De cette frustration et de cette peur d’éclater en mille morceaux à l’intérieur d’elle-même, la sorcière avait décidé de continuer à tourner, sûrement pour toujours.

Le chauffeur de taxi klaxonna brusquement, mettant fin à ses pensées et aux souvenirs de sa maison en Ecosse. Il fallait laisser tout ça derrière elle et se concentrer sur le aujourd’hui, maintenant, ici. Beverly Hills n’était pas trop éloigné du Hammer Museum, à peine vingt minutes de trajet, sans compter les bouchons ou les imbéciles qui, selon le chauffeur, feraient mieux de faire du vélo que de conduire une voiture. Il parlait fort, sentait la transpiration, et se raclait la gorge avec tant d’intensité que Sanae avait parfois l’impression qu’il venait racler la sienne aussi. Elle n’eut pas de grimace de dégoût mais elle déglutit silencieusement en fixant sa nuque. Cette dernière était parsemée de petites cheveux gris et noirs, légèrement bouclés, qui dépassaient d’une petite casquette en cuir. Il jetait de temps en temps des coups d’oeil dans son rétroviseur, là où il pouvait voir sa cliente, mais après quelques tentatives de conversation infructueuses, il avait simplement abandonné l’idée et se contentait de regarder la route. Sanae en était soulagée.

Elle observait à travers la vitre les grands immeubles américains, les rangées de magasins, les terrasses des cafés et des restaurants, les arbres et les palmiers qui bordaient les rues. Les gens grouillaient de partout mais les espaces étaient plus aérés qu’à New York. Un pincement au coeur la prit : Los Angeles, New York…des endroits qu’elle avait visités en premier avec Elle, et qui lui rappelaient douloureusement que le temps avait passé. Oui, il avait passé et il avait emporté avec lui tant de choses dont elle n’osait plus parler. Ses mains se serrèrent sur ses cuisses. Elle n’avait pas revu Margo depuis sept ans, au jour de leur rupture, et elles ne s’étaient jamais téléphonées ou écris non plus. A quoi ressemblait sa vie? Avait-elle changé? Tout ce qu’elle savait d’elle désormais était ce que les réseaux de leur organisation lui avaient appris. Elle n’avait pas été étonnée d’entendre que Margo faisait partie de l’élite activiste, reprenant son rôle de tireuse hors pair pour continuer à servir la cause. Parfois, lorsqu’elle lisait certains rapports ou que son esprit voyageait par-delà l’océan, Sanae lisait ou entendait son nom mais elle se gardait toujours d’en écouter ou d’en lire davantage. La vie de Margo était sa limite, là où même sa curiosité n’allait pas, du moins…plus. Quelques années en arrière, alors qu’elle pratiquait les nouveaux aspects de son don, la sorcière s’était demandée si elle arriverait à rejoindre son esprit, à en sentir les barrages, et la réponse lui avait fait peur. Oui. Elle le pouvait. Elle l’avait fait, une fois, par faiblesse de coeur, et ce n’était plus jamais arrivé depuis.

Le chauffeur de taxi lui assura qu’ils seraient arrivés dans cinq minutes, suite à quoi il lui demanda où elle voulait être déposée sur le grand boulevard Wilshire. Elle lui répondit distraitement de s’arrêter là où ce serait le plus facile pour lui, puis elle reprit le flot de ses réflexions. Le Général Informateur Luke Groves l’attendrait au Hammer Museum où ils iraient ensemble au quartier général de Los Angeles. Les Etats-Unis étant un très grand territoire, The Liberty Insurgence avait créé de petits quartiers dans les Etats où ils étaient le plus nombreux, mais gardait le véritable Quartier Général dans un lieu éloigné des grandes villes. C’était tout ce qu’elle savait.

Le taxi tourna à l’angle d’une rue, et enfin s’étala sur plusieurs centaines de mètres le fameux boulevard. Loin devant, elle aperçut le Hammer Museum s’élever d’entre les immeubles sur lesquels le soleil se reflétait. La voiture s’arrêta sur la droite, près d’un café bondé, et Sanae paya  au chauffeur avant de sortir, sa valise à la main. Elle attendit que le taxi s’éloigne et regarda sa montre. Elle avait encore le temps de se faire plus légère avant de rejoindre le musée. Sans presser le pas, Sanae marcha quelques minutes dans l’agitation de la rue, frôlant les passants, voyant des dizaines de visages se succéder sur son chemin ; elle se retint de laisser glisser son esprit, sachant déjà que le monde lui donnerait le vertige et la nausée. Enfin, quand un petit cul-de-sac désert se présenta sur sa droite, elle s’y engagea discrètement. Plus haut, sur les balcons et les rebords des fenêtres, elle ne détecta aucune présence ; la ruelle ne présentait que des bennes à ordures, des cagettes vides, et la silhouette d’un chat sur un muret, rien de plus. Elle sortit un paquet de cigarette de sa poche intérieure, entamé depuis deux semaines, et coinça le tube fin entre ses lèvres avant de l’allumer en un bruit de briquet métallique. Son regard planait autour d’elle, prudent et concentré, jusqu’à ce qu’elle jette la valise vide dans une benne. Elle réapparut à l’orée du cul-de-sac, une cigarette aux lèvres tandis que ses mains étaient libres de se plonger dans les poches de son pantalon. Ni vu, ni connu. Un dernier coup d’oeil en arrière et enfin, elle disparut dans la foule noircissant les trottoirs.

A l’entrée du Hammer Museum, les vigiles ne firent pas plus attention à elle qu’à n’importe qui. Elle sentit leurs regards sur sa tenue et entendit leurs interrogations, mais déjà d’autres personnes entraient après elle et ils l’oublièrent. Elle acheta une entrée auprès de l’accueil, et passa le portique de sécurité. Il n’y avait pas grand monde dans le musée, à priori — il était un peu plus de midi et les gens déjeunaient — , ce qui n’était pas un hasard. La première salle était une exposition de porteries antiques que Sanae fit semblant d’observer. En vérité, elle projetait déjà son esprit pour trouver celui, familier désormais, du Général Groves. Elle le trouva sans difficulté et s’y glissa pour murmurer à lui seul.

Je suis là.

Elle sentait son inconfort et sa surprise à chacune de ses intrusions mais Luke Groves était un homme fier qui n’aimait pas être déstabilisé. Il fit comme si tout ça était normal.

Bien. Allez jusqu’à la collection de portraits d’Armand Hammer, dernière salle. Je suis sur le banc.

En réalité, il n’avait pas besoin de lui donner cette dernière information. Elle aurait pu lui décrire très exactement la dureté du banc en question, la fraîcheur de l’air climatisé qui soufflait juste au-dessus de lui, ou le bruit de ses nouvelles chaussures sur le parquet ciré. Tout ça, c’était à travers ses sens à lui qu’elle le savait. Mais il était nouveau pour lui d’avoir quelqu’un dans son esprit et elle ne lui en voulait pas.

Elle traversa les salles d’exposition en tentant de ne pas aller trop vite, soucieuse de ne pas attirer l’attention, mais il était évident que plus tôt elle irait à sa rencontre, mieux ce serait. Aussi, après quelques minutes, elle entra dans la dernière salle. Les murs étaient beiges et blancs autour des immenses cadres de portraits signés Armand Hammer; et si ce n’est un homme dans une veste en cuir marron, il n’y avait personne. Le Général Groves était bien sur son banc, devant le tableau d’une femme pleine de bijoux et engoncée dans une robe luxueuse. Elle avait beau être entrée dans sa tête plusieurs fois, et l’avoir eu au téléphone sur une ligne sécurisée, elle le découvrait physiquement pour la première fois. Brun, les cheveux légèrement en bataille, il avait les épaules carrées et il lui semblait grand, même assis ; d’une silhouette plutôt fine, il tendait pourtant le tissu de sa veste au niveau des bras, et elle perçut sa nervosité en entendant ses chaussures couiner sur le sol. Il se tendit quand ses talons claquèrent jusqu’à lui. Elle vint s’asseoir à ses côtés.

Nous parlerons ainsi.

C’est plus prudent, oui, pensa-t-il malgré son inconfort.

Vous êtes au moins sûr que c’est bien moi.

Lui non plus ne l’avait jamais vue, et il n’osa pas tourner la tête.

Comment procédons-nous? demanda-t-elle.

Le portoloin est dans les toilettes des hommes, en sortant, sur la droite. C’est un clou dans le mur, juste à côté de la fenêtre. Il nous emmènera dans un périmètre sécurisé où nous pourrons parler librement avant de rejoindre les quartiers.

Elle croisa les jambes, les mains posées sur son genou. Dans son esprit, elle vit ce clou dans le mur auquel personne ne faisait attention, puis un patio baigné de lumière avec une petite table et des chaises. Sûrement l’endroit dans lequel ils apparaîtraient.

Bien. Partez-vous en premier?

Non. Allez-y, je vous rejoindrai une fois que vous serez partie.


Elle se retira de son esprit et se leva. Aucun besoin de lire en lui pour savoir qu’il était soulagé : un souffle lourd lui échappa alors qu’elle s’éloignait. Ils firent alors ce qui était prévu et passèrent chacun leur tour par le clou. Le patio était tel que Sanae l’avait aperçu dans l’esprit de Groves : des plantes vertes grimpaient sur les murs qui montaient haut en laissant le ciel bleu apparaître, une petite table ronde entourée de chaises était baignée de lumière, et des pots de plantes offraient une verdure semblable à une charmante petite jungle. Autour, une seule porte peinte en bleue mais aucune fenêtre qui ne puisse laisser voir à l’intérieur. Ils auraient pu être n’importe où.

Luke Groves lui fit face pour la première fois, un sourire un peu gêné aux lèvres. Il fit un geste vers la table pour intimer à la sorcière de s’asseoir avec lui.

«Nous sommes en sécurité ici, Générale Kimura, et nous pouvons nous parler franchement» dit-il.

C’était plus naturel pour lui de s’exprimer ainsi — comme pour tout le monde, à part pour elle — et elle fut surprise de lui découvrir une voix plus grave que dans son esprit. Un fort accent américain ponctuait ses syllabes mais la sorcière n’aurait su dire d’où il venait. Autre chose la surprit: son visage était plus fin et plus marqué qu’elle l’aurait imaginé. Son nez déviait légèrement de son axe, une petite cicatrice recouvrant son arête, tandis que de minuscules cratères parsemaient ses joues. Etaient-ils des traces d’une violente acnée étant jeune ou les marques de torture? Elle ne pouvait le dire. Elle n’était pas restée assez longtemps dans son esprit pour savoir quoi que ce soit sur lui, et elle se faisait toujours une règle de ne jamais fouiller. Son esprit demeurait à la surface, attrapant les pensées et les images qui venaient pour communiquer, mais pas plus.

Assis en face d’elle, Groves sortit une cigarette roulée qu’il alluma rapidement avant de reporter son attention sur elle. Le dos appuyé contre le dossier de sa chaise, elle se contenait de l’observer, les jambes croisées, et les mains toujours posées sur sa cuisse. Groves commença à se tortiller de l’autre côté de la table et Sanae eut l’esquisse d’un sourire. Il ne savait pas par où commencer.

«J’imagine que vous vouliez me parler de quelque chose avant de rejoindre les autres, fit-elle d’une voix posée.
— En effet, en effet… avoua-t-il avant de se poser les coudes sur la table et de la regarder droit dans les yeux. Je vais être honnête avec vous, Générale, votre intégration ne sera pas facile. Vos faits d’armes et ce que vous avez accompli du côté de l’intelligence anglaise sont admirables ; on est contents de vous avoir parmi nous… mais il faut dire ce qui est : vous n’êtes pas d’ici, et c’est un vaste territoire à comprendre et à apprendre. Soyez sûre que nous vous aiderons à vous installer, à vous mettre au fait de tout, mais il vous faudra du temps pour saisir l’ampleur de la situation» Groves fit une grimace et prit une bouffée de sa cigarette, les épaules basses. «On sait tous les deux que celle que vous remplacez nous a causé du tort et même si toute cette histoire a été tenue secrète, les gars sont pas bêtes. Ils savent que tout ça est étrange et que la mort d’Osborn, suivie de celle de Jeffries, n’est pas une coïncidence. Des rumeurs commencent à circuler dans les rangs.
— Des rumeurs… répéta-t-elle pour l’encourager à poursuivre, mais son ton était froid et Groves déglutit.
— Ouais. Certains ont compris qu’il y a une taupe, enfin…qu’il y avait eu. J’ai mis un terme à ces rumeurs pour préserver la version officielle, mais j’engage pas des demeurés alors bon… ils se doutent que c’était ça. Et maintenant, vous êtes là…
— Maintenant, je suis là, l’interrompit-elle, inexpressive. Général Groves, êtes-vous inquiets de ne pas savoir contrôler les informations au sein de votre équipe ou faites-vous du souci pour mon intégration?
— Je dis juste que vous succédez à deux Généraux morts et que vous n’êtes pas d’ici, fit-il d’un ton plus ferme. Votre arrivée va soulever des questions et je préfère vous le dire tout de suite : on se méfiera de vous au début.
— Tant mieux, approuva-t-elle mais il resta interdit. Je me méfierai autant qu’eux, et je dois dire que cela me rassure qu’ils ne donnent pas leur confiance aussi aisément dans les circonstances actuelles. Nous pouvons nous réjouir que la taupe ait été identifiée mais il n’y a pas à être fier d’avoir réglé un problème quand on l’a laissé exister en premier lieu. Abby Jeffries a réussi à emporter un Général et trois autres personnes avant d’être démasquée ; je suis là pour faire en sorte que ça ne se reproduise pas. Je ne serai pas gênée par une méfiance naturelle qui précède une confiance professionnelle, je la trouve plutôt saine à vrai dire. Mais je serai plus inquiète de la voir durer, car après tout, qui d’autre qu’une taupe s’inquiéterait de me voir ici?»

Il ne sut quoi répondre à cette question et leur entretien toucha à sa fin. Avant qu’ils ne se lèvent, Sanae demanda :
«Est-ce que votre unité d’élite sera également présente?
— Oui. Beaumont et son équipe sont déjà là. »
La confirmation la rassura autant qu’elle lui comprima la poitrine.

Une semaine avant, après son entretien avec Arthur, Sanae avait parlé avec le Général Activiste. La conversation avait été courte mais fructueuse: la sorcière avait obtenu d’avoir une garde rapprochée étant donné les circonstances de son arrivée et le fait que l’ennemi soupçonnait lourdement que leur organisation comptait un légimen. Qui sait ce qu’Abby Jeffries avait pu divulgué au camp adverse avant de mourir? Mais de toutes les menaces qui la guettaient ici, Sanae s’inquiétait d’autre chose : elle allait revoir Margo, et ça… ça la terrifiait bien plus que des taupes, des sangs-purs, ou sa propre fin. C’était pourtant son choix. «Je veux Margo Beaumont, avait-elle dit au Général. — Beaumont? Vous vous connaissez?Oui. C’est la seule personne en qui j’aurais une confiance absolue. ».  Elle lui avait demandé de garder le secret, de ne dire à personne qu’elle avait expressément demandé la tireuse d’élite en garde rapprochée, et bien qu’il ne comprit pas pourquoi, il se plia à ces conditions. Sanae savait pourtant à quoi elle s’exposait si Margo apprenait qu’elle était derrière tout ça ; non seulement elle lui en voudrait de le lui avoir caché, mais elle serait sûrement vexée qu’elle ne soit pas venue lui demander elle-même. La sorcière n’avait simplement pas envie de prendre le risque d’un refus : elle imaginait Margo trop en colère contre elle pour lui accorder cette faveur et accepter de passer autant de temps en sa compagnie.

A vrai dire, Sanae avait réagi avec impulsivité au moment où l’idée d’une garde rapprochée était venue sur le tapis. Le visage de la sorcière blonde avait surgi dans son esprit comme un flash qui lui brûla la rétine et soudainement, c’était son nom qui sortait de sa bouche. Je veux Margo Beaumont. Etait-ce un cri du coeur? L’écho d’un désir réprimé depuis des années? Ou peut-être … un regret qui venait éclater soudain à la surface? Ces mots l’avaient elle-même surprise mais elle n’aurait pu les reprendre, même si elle l’avait voulu. Durant les jours qui suivirent cette conversation, Sanae se persuada qu’elle n’avait pas commis d’erreur, que travailler à nouveau aux côtés de Margo serait profitable à la cause et qu’il n’en résulterait rien d’autre qu’une coopération ; elle se dit qu’après sept ans, elles seraient capables de se parler, de s’écouter, que leur histoire était trop ancienne pour susciter encore de vives réactions. A d’autres moments, elle était persuadée que Margo lui cracherait dessus avant de tourner les talons et de demander à être affligée d’un autre fardeau. Elle n’aurait su dire où la vérité se situait entre ces deux extrêmes. Allaient-elles seulement ressentir la maladresse et l’étrangeté de ces retrouvailles ou se heurteraient-elles à trop de ressentiment?

Elle allait le découvrir.
Groves écrasa sa cigarette dans un cendrier noirci par de vieilles cendres et par la poussière de l’extérieur ; ce fut au moment où il se leva que Sanae sentit la torsion brusque et douloureuse de son ventre. L’angoisse venait de surgir comme un diable, poussée par une adrénaline qu’elle n’avait plus éprouvée depuis longtemps. Elle grimaça en se levant mais ne laissa rien voir de son trouble. Groves tapa quatre coups sur la porte bleue, et attendit en jetant un regard vers Sanae. Parce que ses mains s’étaient mises à trembler nerveusement, elle les avait plongées dans ses poches et tentait de se composer un masque de pure neutralité. Elle savait où placer son esprit, vers où orienter ses pensées pour garder des traits inexpressifs, mais elle ne pouvait ignorer l’anticipation qui lui donnait la nausée.

La porte s’ouvrit et ils entrèrent.
Une femme d’une quarantaine d’années gardait la porte bleue, habillée en pantalon cargo et t-shirt kaki. Sandra Lopez. Par la façon dont elle se tenait, ses vêtements et les quelques tatouages représentatifs qu’elle portait, Sanae comprit qu’elle avait été dans l’armée. Groves fit rapidement les présentations et les deux femmes se serrèrent la main poliment. Elle n’aimait pas spécialement toucher les autres, ni être touchée, mais elle savait que c’était une convenance qu’elle ne pouvait refuser. Ce que les autres percevaient dans ce geste — la fermeté ou la mollesse de la main, la douceur ou la rugosité de la peau, la rapidité ou la lenteur du mouvement, la position des doigts — n’était pas bien différent de ce que la sorcière percevait de leur esprit, ne serait-ce que par un effleurement. Ce geste mental était tout aussi naturel pour elle qu’une poignée de main pour les autres: elle sentait la fébrilité ou le calme d’un esprit, la dureté ou la douceur, le bruit ou le silence… Avec l’expérience, Sanae avait appris à accepter cette part d’elle-même qui la rendait unique ; elle s’était réconciliée avec son don jusqu’à en faire une force et trouver non pas un conflit mais une union. Ce sens que les autres ne possédaient pas faisait partie intégrante de son identité, et elle ne pouvait ni le changer ni en faire abstraction. Elle avait cependant appris à s’en servir autrement que lorsqu’elle était plus jeune et l’équilibre qu’elle devait avoir dans son utilisation impliquait d’être toujours maîtresse de ses émotions.

Autrement dit, là, maintenant, à quelques secondes d’être à nouveau face à Margo, Sanae mesurait le risque qu’elle prenait.

«Venez, ils nous attendent» fit Groves en pressant le pas dans un couloir.
Sanae le suivait en sentant chaque mètre la rapprocher du précipice. Elle se fit violence pour rétracter son esprit et se fermer à toute distraction, toute envie de s’échapper et d’explorer outre mesure les lieux. Comme l’on décide de soulever lentement un rideau ou de le tirer d’un seul coup pour dévoiler ce qu’il cachait, la sorcière n’avait pas le coeur à se projeter plus loin pour anticiper ce qui serait bientôt face à elle.
Ils traversèrent le long couloir ; des portes de chaque côté, Sanae ne vit rien si ce n’est un petit hublot de verre sur lequel avait été appliqué un film occultant. Entre les murs, le son de ses talons rebondissait et résonnait dans un rythme décalé par rapport aux battements furieux de son coeur. Son sang pulsait à ses tempes avec une vigueur qu’elle n’expliquait pas ; elle avait cru s’être mieux préparée, s’être faite à l’idée de la voir, mais la réalité la bouffa avec une cruauté inouïe.

Le couloir déboucha sur une salle circulaire aux murs remplis de coupures de journaux et de photos mais il n’y avait rien d’autre ; aucune chaise, table ou fauteuil qui aurait pu la distraire de ce qui se trouvait de l’autre côté de la salle, là, à l’orée d’un autre couloir. Cinq personnes les attendaient et toutes se tournèrent subitement vers Sanae. Elle, en revanche, se heurta de plein fouet à un regard qu’elle n’avait plus vu depuis sept ans.
Deux prunelles bleutées la fixèrent avec un tel mélange d’émotions qu’elle ne voulut pas les démêler, ni s’y plonger. En revanche, la crispation de sa mâchoire et la raideur de son corps ne firent aucun doute : la surprise était dure à encaisser. Pour toutes les deux, à vrai dire, bien que la sorcière portait son masque de pierre avec une telle rigueur que sa propre rigidité lui faisait mal. Mais pas plus mal que de la voir en chair et en os… Elle devait revenir de mission car ses vêtements sombres étaient légèrement poussiéreux ; Sanae reconnaissait les habits près du corps et les grosses rangers noires qui étaient pratiques pour les missions. Et puis, elle lisait la fatigue sur son visage, la lourdeur de ses cernes, le chaos de ses boucles blondes autour de son visage fin… Elle n’avait pas changé. Elle était toujours aussi belle, et aussi vibrante.

Par besoin de se préserver, Sanae détourna rapidement le regard vers les autres. A la droite de Margo, un homme se tenait les bras croisés, une jambe légèrement fléchie tandis que son pied tapait contre le sol ; son visage une chaleur contenue, prudente, qui l’empêchait de sourire complètement mais qui n’enlevait pas l’éclat amical dans son regard. Groves s’approcha de lui et d’un geste, nous présenta:

«Général Kimura, voici le Général Davies, fit Groves.
— Bienvenue Général, dit l’intéressé, j’espère que vous avez fait bon voyage. Je me suis permis de faire venir mon équipe pour vous les présenter»

Elle se contenta d’acquiescer et de lui serrer la main avant qu’il ne procède à lui présenter chaque personne de l’unité d’élite. Isabella, Conrad et Filip se tenaient bien droit, un peu crispés, mais eurent tous un léger sourire ou un hochement de tête pour saluer Sanae. Cette dernière aurait tout donner pour être capable de se fondre en eux, de récolter ce que les présentations succintes ne lui donnaient pas, et d’oublier un instant l’inconfort de cette situation, mais elle n’y arrivait pas. Elle craignait qu’en tendant son esprit vers les leurs, elle ne puisse s’empêcher de sentir le sien, à elle. Ses propres barrières s’érigeaient, comme un vieil instinct de survie.

«…et bien sûr, Beaumont mène cette unité avec brio… mais vous vous connaissez évidemment…»  fit le Général Davies.

Il y eut un pli sur le tissu infini du temps, un froissement qui brouilla tout ce qui existait autour. Arrivée devant Margo, Sanae était incapable de détacher son regard du sien et la main qu’elle tendit vers elle sembla peser trop lourdement dans l’atmosphère. Elle venait de serrer chaque main présente, elle ne pouvait faire une différence avec elle sans que cela ne soit perçu pour un manque de respect. Comme si elle s’était extraite de son propre corps, Sanae s’entendit dire:

«Beaumont…»

Rien de plus. Juste son nom, posé là comme simple salutation.
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